La tête des clients du bar quand il se leva et les salua... Tout simplement admirable! La majeure partie n'avait pu vraiment voir son manège et les autres en avaient apparemment toujours peur. Sue Li se permit un léger rire après l'envolée toute lyrique bien que silencieuse. Elle ne s'ennuyait plus, et même s'il était bizarre, il ne lui faisait pas vraiment peur...
_"Ne pas entendre, oui... Du son aurait gâché les choses je l'avoue fort volontiers, mais je crois que vous devriez revoir un passage, entre les dixième et douzième note, je crois que votre doigt a ripé."
Elle souriait encore, mais beaucoup moins quand il s'approcha, redevenu sérieux tout à coup. Son souffle avait l'odeur de la mixture qu'il venait d'avaler, et cela lui tira un haut le cœur qu'elle eut du mal à dissimuler... C'était une véritable tirade en plus. Et cela lui donnait l'envie de se justifier : certes elle n'avait pas été discrète, mais n'avait jamais songé à l'être, et parmi cette masse à semi-ivres de réfugiés et autres dont elle préférait ne pas savoir la vocation, être une femme seule n'avait jamais été conseillé. Mais ça il le savait certainement très bien... Ce que tous ne pouvaient savoir c'était qu'elle n'était pas qu'une bourgeoise voyageant en compagnie d'autres. Heureusement d'ailleurs. Mais elle ne voyait pas en quoi cela le gênait qu'elle ne le dédaigne pas... et cela avait tendance à l'intriguer...
_"Intéressante ? Troublante ? Je prend ça pour un compliment, merci beaucoup! Quant à vous dédaigner, peut-être est-ce parce que je ne suis pas uniquement de soie vêtue, mais si vous y tenez..."
Le sourire presque ravi qui avait illuminé son visage quand il avait prononcé les deux compliments (si si si c'en était!) avait totalement disparu, remplacé par une moue d'ennui profond, tandis que son nez se retroussait légèrement comme face à une odeur désagréable que l'on voudrait éviter tout en cachant ce geste, et que ses yeux regardaient à travers le bouffon, sans éclat, et preuve de son non intérêt... Expression tout droit venue de sa mère, et qu'elle avait vue trop souvent pendant son enfance...
Elle repris son air habituel et donna une légère pichenette à un des grelots de son bâton.
_"Mais peut-être cela vous gêne-t-il parce que votre déguisement de bouffon et vos agissements ne me font pas fuir ? Ou parce que justement, je ne vous dédaigne pas ainsi que c'est le but ?"
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Le bouffon resta interdit pendant quelques secondes, écoutant son interlocutrice. Puis il sourit largement. En plus d'être intrigante, la jeune femme avait aussi du caractère. Il se dit qu'il ne serait peut-être pas seul dans son nouveau monde et cela le rendit joyeux. Il la laissa même jouer avec un des grelots de sa canne.
_"Jeune fille, tout est relatif ! Un gueux est tout autant gêné par la gangrène qui lui dévore la jambe que l'amant éperdu lorsqu'il reçoit un baiser impromptu. Le mot est si vaste, pourquoi le cantonnerai-je à sa signification la plus sombre ? Quant au fait que ce soit votre attitude qui me gêne, regardez autour de vous !"
D'un geste de la main non-chalant, il désigna le reste du bar. Les regards cherchaient à fuir le bouffon, et quand la main les désignait, les clients comme le barman faisaient mine d'oublier le bouffon et de s'impliquer dans des discussions vides de sens.
_"Ces gens-là ont perdu leur humour, l'éclat qui fait d'eux des êtres civilisés. Ils ne sont plus des hommes, mais un troupeau d'êtres décérébrés. Ils ne pensent plus par eux-mêmes. Un petit peu d'or, une pincée de paroles doucereuses et ils vous sont acquis. Un couteau et un regard d'acier et ils se souviendront de vous. Mais qu'en est-il du reste ? Qu'en est-il du monde ? Des Autres ? Ils ne se contentent plus que de penser pour eux, de se soucier pour eux et ne prennent même plus le temps d'observer les merveilles qui les entourent. Ils ne se laissent plus rire aux éclats, surtout vos hôôôôôtes, puisque vous comprenez, ce serait inconvenant. Les gens ne sont plus que de passage dans ce monde. Pour moi, il sont aussi éphémères qu'un holobjet de néophyte."
Il but une nouvelle gorgée de l'immonde boisson, fit une grimace et se tut, les yeux plongés dans sa choppe. Il joua un moment avec le liquide puis continua.
_"Alors vous comprendrez que je sois pris au dépourvu quand je rencontre quelqu'un qui a décidé de s'arrêter un peu sur le chemin pour contempler le paysage et taper la causette avec le mendiant que je suis. Quant à mon accoutrement..."
Il se contenta de sourire à pleines dents.
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Bouffon pensant, et peut-être philosophant un peu trop. Elle n'était pas vraiment d'accord avec tout ce qu'il venait de dire... Surtout qu'il venait de comparer la douce gêne d'un baiser reçu avec la gêne douloureuse d'une gangrène. Certes l'un comme l'autre étaient de la gêne, mais quand même. Elle avait déjà entendu plus poétique, romantique, de beauté angélique et tout autre adjectif en -ique! Mais passé cet instant d'égarement avec gangrène et associé, son esprit finit néanmoins par se reconnecter au bon fil, à savoir le léger flux de paroles venant des lèvres du bouffon...
_"Je ne pense pas pouvoir être contemplative à ce point, et vous n'avez rien d'un mendiant, vous n'avez pas leur..."
Un mouvement au coin de son champ de vision la fit se reculer un peu, un réflexe qui l'empêcha de prendre un ivrogne sur le coin du nez! C'était quoi ça ?! L'homme en question s'écrasa sur le comptoir, avant de glisser au sol. Son premier réflexe fut de ramener sa cape autour d'elle pour cacher ses jambes et le reste, tout en posant un regard interrogateur au bouffon.
Non pas qu'elle pensa qu'il y soit pour quelque chose, mais le mouvement de foule qui s'approchait du lanceur de projectile humain venait de la couper de son groupe de pseudo-collègues... Vive la protection rapprochée!
Son sourire s'était évanoui, et elle avait quitté sa place, déjà prête à dessiner.
Elle n'aimait pas cette soirée, cette auberge, et aurait bien voulu être au calme!
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Le bouffon ne prêta pas cas au pauvre hère qui volait vers lui. Il se contenta de l'éviter. Il ne le regarda même pas alors qu'il s'écrasait lamentablement sur le comptoir. Voyant que son interlocutrice esquissait un mouvement de défense, il lui lança un sourire rassurant, enjamba le corps de l'homme évanoui et alla s'asseoir près de l'Administratrice.
_"Ne nous laissons pas distraire par des querelles de soiffards."
Il jeta un rapide coup d'œil à la table des Administrateurs qui s'était vidée en moins de temps qu'il ne faut pour le dire. Il laissa échapper un soupir méprisant et se retourna vers Sue Li.
_"Et bien nous voilà seuls. On ne peut pas dire que vos hôtes ont brillé par leur courage."
Il se leva, tendit la main vers le bar, prit un verre et se servit de l'hydromel.
_"Le tord boyau était efficace mais me donne une haleine affreuse... Espérons que le miel de cet alcool n'en fasse pas autant."
Il but quelques gorgées, fit une moue de déception et continua.
_"Ne soyez pas sur vos gardes comme cela, ça vous affaiblit les zygomatiques. De toute façon, ce sera bientôt fini ... Comme toutes les querelles d'ivrognes..."
Il retourna enfin s'asseoir et, d'un geste ample et gracieux, invita Sue Li à faire de même sur un siège voisin.
_"Où en étions-nous ?"
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Mr Tinckles le Jeu Aoû 25, 2011 9:50 pm, édité 1 fois.